La tournée du patron
Il y a des années où les glaciairistes deviennent accros aux boissons anisées dans le seul but de pouvoir sucer des glaçons. L’hiver 2019/2020 avait pourtant bien commencé : de la neige dès la fin de l’automne, des températures plutôt froides et quelques trainées de glaces commençaient à apparaitre çà et là dans les hautes vallées. Mais tout ça c’était bien avant le drame, bien entendu. De la pluie jusqu’à 2600 mètres d’altitude fut notre cadeau de Noël avec un peu d’avance et depuis, grand ciel bleu avec des températures qui ont du mal à descendre sous 0°c.
22 Janvier 2020
Glace
Des voies qui ne se font pas attendre
Cette combinaison de phénomènes climatiques pourrait être à l’origine de la formation d’un secteur que l’on décidera de nommer « Anthropocène ». Comme si les actions des hommes, déréglant le climat, avaient permis l’émergence de ce secteur.
Jusqu’à cette année, cette bande de rocher d’une centaine de mètres de haut située sous les câbles du célèbre Téléphérique des Glaciers de la Meije à La Grave ne comptait que deux lignes. En 1992, Manu Ibarra et des stagiaires ont ouvert « La rampe oblique » (3+, 100 m), puis Cyril Dupeyré et moi-même avons ouvert « C’est la mienne » (115 m, M7/5+) en 2013. Je vois déjà les sourires des connaisseurs de La Grave se disant que nous avons encore trouvé un nom de voie honorant notre deuxième sport national : l’apéro. Et bien non ! L’histoire a plutôt retenu que des prétendants à cette première ascension avaient tenu à nous rappeler que c’était leur ligne, mais que la force gravitationnelle avait été trop forte pour qu’ils décollent leurs séants de leurs canapés et aillent l’ouvrir.
Depuis 2013, les fins placages de glace de « C’est la mienne » n’ont pas réapparu. 2020 : l’anticyclone s’installe et avec lui des températures trop chaudes pour que les lignes classiques de La Grave se forment. Ça tombe bien car je ne regarde presque plus les classiques, sauf bien sûr pour donner les conditions aux copains qui n’habitent pas le coin. Ayant passé quelques hivers à La Grave sans avoir le moindre désir de skier, j’ai écumé presque toutes les traces de glace de la vallée.
Je passe beaucoup de temps à observer la montagne depuis ma terrasse des Terrasses. Les lumières des différentes saisons et heures peuvent faire apparaître des lignes que personne n’a vu auparavant. Je voyais depuis quelques jours les fines trainées de glace de « C’est la mienne » grossir timidement. Et pourquoi pas reparcourir cette ligne ? On avait bien rigolé à l’époque. Autour aussi, la glace blanchissait la falaise. Même à des endroits où je n’avais jamais eu la chance d’en voir ces dix dernières années.
En rentrant à La Grave après avoir passé le week-end à l’ICE, bingo ! J’arrive dans les temps pour profiter du dernier téléphérique et de son point de vue privilégié. Je m’installe dans une cabine et visse mon regard quelques dizaines de mètres plus bas. Je scrute tous les aspects de ces lignes nouvelles mais si fragiles et éphémères. Dans ma tête je me persuade que ça peut passer. C’est impressionnant, raide, peu fourni mais bien accroché au rocher.
Céder à la tentation de la glace
Le lendemain (lundi), c’est avec Cyril Dupeyré, mon compagnon d’aventures depuis toujours que nous revenons au pied de notre œuvre de l’hiver 2013. Nous regardons la ligne à gauche, ayant pour départ commun « La rampe oblique » mais continuant sur de fins rideaux vers la droite. Nous sommes sûrs que ça va être la guerre. Nous partons armés jusqu’aux dents avec pitons, coinceurs, etc. Au final la glace est bonne, et les protections le sont également. Quelques heures plus tard nous débouchons au sommet de la barre : « Les ignorants » sont ouverts, deux longueurs en 3+ et 5 pour environ 70 mètres. Durant cette ascension je continue d’observer la « king line » du secteur, qui ne fait que relâcher ses stalactites dans de sourds fracas.
Mardi c’est avec ma compagne, Erin Smart (première femme guide membre du Bureau des Guides de La Grave), une autre compagnonne d’aventure hors pair Nastassja Martin (anthropologue et auteure) et Pierre-Louis Cret pour le moment plus à l’aise avec des skis qu’avec des piolets – mais ça va changer – que nous ouvrons « Global warming », 3 longueurs en M2, 3+ et 5 en glace. Je passe encore cette journée à jeter un œil tantôt admiratif, tantôt craintif, en direction de LA ligne.
Mercredi, c’est le grand jour. Jonathan Joly, guide à Freissinières, arrive à La Grave en même temps que Jocelyn Chavy. Jocelyn est ici pour immortaliser le moment. Nous n’allons pas révolutionner la cascade de glace mais mon petit doigt me dit que les images pourraient être spectaculaires. Jocelyn va nous suivre depuis le pied de la face avec un drone, puis depuis le téléphérique pour la partie haute.
Pendant que Jocelyn se prépare, nous montons au pied de la face. Je gamberge beaucoup. L’idée vient de moi et je me sens responsable de tout. En cas d’échec, à cause d’une mauvaise appréciation des difficultés, Jonathan sera venu pour rien. Si la cascade ou une partie s’effondre, c’est que je n’aurais pas su évaluer les conditions. Je n’ai pas fait de glace très raide à l’ouverture depuis longtemps (2013, « Ici mieux qu’au lit », 6+). Je suis en plein questionnement et comme mes pieds n’ont qu’à suivre la trace laissée ces deux derniers jours, je n’arrive pas à occuper mon cerveau bouillonnant.
Nous arrivons au pied de la cascade et restons à bonne distance le temps de nous équiper. Il y a tellement d’épées suspendues au-dessus de nos têtes que le secteur aurait aussi pu s’appeler Damoclès. Je demande à Jonathan s’il veut attaquer ou non. Il est l’invité et accepte avec élégance.
Quand le doute s’installe la concentration est de mise
Jonathan attaque donc à grimper. Pour moi, il y a une incertitude dès le départ. Il faut remonter une rampe en glace très fournie et couchée sur quelques mètres avant d’atteindre un placage de verglas décollé du rocher. En cas de chute dans ce passage, c’est le retour au sol assuré. Nous avons bien pris le perfo et quelques goujons, mais espérons nous en servir le moins possible. Jonathan grimpe précautionneusement, tapote, tâtonne et se contorsionne dans des mouvements très esthétiques et fluides. Sans à-coups, il se hisse jusqu’à une large terrasse de méduses protégée par un léger dévers. Je le rejoins avec la tête à tout sauf à la grimpe. Je pense à la longueur suivante. Depuis deux jours je suis persuadé que la première longueur est « la marche d’approche » vers la longueur clef. En voyant Jonathan grimper, j’ai de sérieux doutes quant à la faisabilité de cette dernière. Jonathan est un très bon glaciairiste et sa prestation m’a autant impressionné que terrifié.
Nous échangeons quelques blagues au relais histoire de détendre l’atmosphère. J’organise mon baudrier pour ne pas perdre de temps dans la pose des protections qui s’annoncent espacées et de qualité douteuse.
Je me lance dans l’aventure. Nous avons Jocelyn au-dessus de nous avec son drone. C’est en même temps rassurant et déconcentrant. Je pense à la chute qu’il pourrait filmer. Et si elle était fatale ? D’autre part, le bruit du drone empêche d’entendre ce qu’il se passe autour de nous. Reconcentre-toi !
Les mouvements s’enchainent, les lames Pure Ice de mes NOMIC sont affutées comme des katanas. La pénétration dans la glace fait un bruit de rasoir. C’est grisant. Je n’ai presque pas besoin de taper. Je tapote la glace jusqu’à créer un ancrage que je viens crocheter. C’est précaire mais cela permet de ne pas trop solliciter une structure à la résonnance parfois douteuse. Les broches, même très courtes, sont trop longues. Je ceinture un bout de colonne puis je dois me rendre à l’évidence. Je dois poser un goujon ou deux pour franchir une zone déversante de rochers verglacés.
Je hisse le perfo, marteau, clef et goujons à l’aide de mes dents et d’une main car je ne peux pas me vacher sur mes piolets, les ancrages sont trop justes.
De la délicatesse pour cette portion revêche
Je place un premier puis un second goujon, et respire un grand coup. Que va me réserver la suite ? J’ai le choix entre un stalactite de taille respectable mais complètement blanchâtre et dégoulinant ou un autre placage très fin pouvant nécessiter la pose d’un dernier goujon. Ce sera la délicatesse du verglas qui obtiendra mes faveurs. L’escalade depuis mes goujons est d’abord au-delà de la verticale pour finir par l’atteindre et là, je peux enfin souffler. La glace déversante est très physique à gravir et nécessite un gainage de tout le corps pour que les pieds restent collés à la paroi. Pour couronner le tout, je me fais doucher. Je suis dans l’axe de la grande stalactite qui me gratifie d’une « golden shower » digne des plus grandes productions pornographiques. Nous entendons Jocelyn à la radio nous annoncer qu’il vient de monter dans le téléphérique et qu’il sera dans 3 minutes au-dessus de nous. Je ne peux pas redescendre le mètre me séparant du dernier point et je dois attendre pour progresser. Lente agonie humide du glaciairiste jouant les modèles.
Il hurle ! « C’est dément, continuez, vous envoyez grave ! » Je crois qu’à quelque chose près c’est ce qu’il a dit. Ou pas. Je grimpe en essayant de rester concentré sur mon ascension et non sur les : « ta jambe droite plus haute ! Le piolet gauche, vas-y frappe ! Super ! ». Jocelyn regarde notre ascension à travers l’objectif de son appareil photo et nous tentons de le sustenter. Le bougre est gourmand et il a raison.
J’atteins la zone de verglas et comme prévu je dois poser un goujon. Cela laisse le temps à Jocelyn de redescendre. Le timing est parfait. Il revient au-dessus de moi quand je recommence à grimper. De nouveau c’est déversant sur quelques mètres, avant de devenir vertical. Je commence à être plus que limite. Malgré une concentration extrême mes coups de piolets ne sont plus aussi précis. Les lames ricochent sur la glace. Je frappe mal et fais des assiettes. Souffle, concentre-toi, respire, ça va le faire. J’opte pour la technique de faire des ancrages plus profonds pour me servir d’un piolet à deux mains, de remonter les pieds pour aller placer mon second piolet le plus loin possible et ainsi diminuer le nombre d’ancrages et donc de frappes. Je fais cela car l’état de mes biceps n’est pas aussi critique que celui de mes avant-bras. Minute après minute je grapille les quelques mètres qui me séparent de la partie sommitale de la cascade : une belle dalle de glace à 80° directement sortie de la sorbetière.
Le sommet : l’ivresse de tous les efforts...
J’y suis ! Je cherche une terrasse. Au baudrier il me reste deux broches pour faire un relais et faire monter Jonathan. Je crois que tout mon sang est dans mes bras car j’ai l’impression d’avoir les capacités cognitives d’un himalayiste en manque de Diamox. Les minutes passent et tant bien que mal je fais ce que j’ai à faire et Jonathan grimpe la longueur sous l’œil de Jocelyn et de son aéronef.
Nous redescendons en rappel, c’est complètement pendulaire. La ligne déverse de quelques mètres. Jocelyn nous attend sur le chemin du retour avec son appareil et immortalise nos sourires béats.
Des aventures comme celle-ci ce n’est pas tous les jours et tant mieux !
Quelques jours plus tard, la joie est encore plus grande. « La tournée du patron » vient de subir sa première répétition par Octave Garbolino et Jérémy Stagnetto. Bravo à vous !
Remerciements :
- SATG (Téléphérique des Glaciers de la Meije, La Grave) pour avoir facilité le travail de Jocelyn Chavy dans sa prise d’images.
- Jocelyn Chavy pour son talent, son professionnalisme, sa bonne humeur et son dévouement.
- Octave et Jérémy pour la première répétition, c’est toujours un plaisir de voir des lignes répétées.
- Nos partenaires :
- Jonathan : RAB, Asolo et Lowe Alpine
- Benjamin : Petzl, Black Crows, Altitude Eyewear, Aphex, Maille à Part et Objectif Meije.
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